Nos Rendez-vous manqués # Chapitre 2
CHAPITRE
2
NILS
HELLO
(Lionel Richie)
« … C’est avec une très grande tristesse que la direction de l’information
de France Télévisions vient d’apprendre le décès de notre correspondant Aleksander
Nowak, abattu à Falloujah par un groupe rebelle en embuscade. Grand spécialiste
du Proche-Orient, il était un professionnel de la guerre qui avait couvert
plusieurs conflits, plus récemment en Irak et en Syrie. Sa disparition brutale a
provoqué une onde de choc dans le monde du journalisme et au-delà. Il est une
perte inestimable pour nous tous. L’ensemble de la rédaction présente ses plus
sincères condoléances à sa famille et salue le courage qui l’a animé pour couvrir
les guerres parmi les plus meurtrières de notre Histoire. Son épouse Gwen Nowak
… ».
Clic. C’en est trop.
En voyant son portrait apparaître sur mon écran, mon pouls se met à
galoper, à bride abattue. C’est incroyable, Gwen n’a pas changé. En un battement
de cil, j’ai l’impression d’être revenu douze ans en arrière et de ne l’avoir
jamais quittée. Je me rappelle encore ses cheveux blonds comme les blés et son
parfum. Ses yeux, mon dieu, ses yeux … j’aurais dû m’y noyer plutôt que dans l’alcool,
ce soir-là.
Elle a quand même fini par l’épouser, alors. Au moins, elle n’a pas été
seule dans son coin et quelqu’un l’a aimée. A-t-elle eu des enfants ? Je l’imagine
bien … Avec sa douceur et son cœur gros comme ça, elle en a sûrement. Je me
suis toujours interdit de la chercher sur le web. Et pour voir quoi ? Qu’elle
vit bien mieux sans moi, qu’elle a trouvé un homme enfin à sa hauteur ?
Comparer nos vies : la mienne avec Julia et la sienne avec ce type ? L’espionner
n’aurait que fait déborder ma douleur, ma culpabilité et ma rancœur. Remuer le
couteau dans la plaie.
Pendant longtemps, j’ai cru la voir partout dans les rues de Hong Kong
ou au détour de l’un de mes voyages. Je l’ai imaginée passant ma porte, me
disant que tout est oublié, effacé. Gwen me disant oui. Dans mes rêves, j’ai
embrassé ses lèvres un millier de fois. Quelquefois, j’avoue que j’y pense
encore.
Mon cerveau réfléchit à une vitesse fulgurante. Je décroche le
téléphone pour sonner ma secrétaire.
- Miss
Wang, veuillez bloquer mon agenda pour sept jours, du 8 au 14 décembre, je vous
prie. Et appelez très vite l’agence de voyages pour me réserver un billet d’avion,
une chambre dans le centre de Paris et une location de voiture. Je viens d’obtenir
un rendez-vous très important … Peu importe l’hôtel, faites comme d’habitude.
Et appelez Nelson pour qu’il fasse préparer mes bagages dès maintenant … J’ai
aussi besoin de trois mille euros pour mes frais. En cash. Pouvez-vous vous
charger de commander le change ? … Non, Madame Paulsson ne vient pas avec
moi, pas cette fois … Merci pour votre efficacité, xie xie ni Miss Wang.
Madame Paulsson … comment lui expliquer mon départ précipité ?
- Fallait-il vraiment dire oui tout de suite ?
Quarante-huit heures, c’est très court pour préparer ce genre de rendez-vous ?
En as-tu parlé avec Père ? l’interroge-t-elle.
- C’est le seul créneau que j’ai pour rencontrer
le grand patron du groupe Golden Gate. Depuis le temps que ton père cherche à
diversifier nos activités hors d’Asie, je ne peux pas passer à côté de cette opportunité.
Mais je ne lui en ai pas parlé parce que je veux prendre la température avant
de m’avancer sur quoi que ce soit. Cette première rencontre informelle me
permettra de parler avec William Ramsey dans un cadre plus décontracté, sans
lui faire sentir que nous sommes plus qu’intéressés par sa branche hôtellerie.
N’en parle pas à ton père avant que je sois revenu de Paris. Si je n’ai rien de
concret, il ne sera pas déçu.
- Et tu vas partir six jours alors que cela
fait des mois que Père attend le Grand Gala d’Hiver du Country Club pour annoncer
officiellement ta promotion au sein de la Wu Holdings ? C’est vraiment
insensé. Tu aurais dû différer, argue Julia visiblement déçue.
- Je serai rentré par le vol de l’après-midi pour
le gala qui n’aura lieu que le soir. Cela me laissera largement le temps d’y
être et je préparerai mon discours de remerciement dans l’avion. Je voulais
profiter de l’occasion pour faire un saut chez mes parents. La dernière fois
que je les ai vus, c’était à notre mariage. Ils ne sont plus tout jeune. Tu
sais comme c’est important, la famille.
- Je peux toujours t’accompagner, tu sais ?
tente-t-elle. Je pourrai récupérer ma commande chez Hermès et …
- Et t’ennuyer le reste du temps, pendant que je
serai avec Ramsey à parler gros sous ? As-tu si envie de faire la conversation
à ma chère mère ? N’oublie pas que le Comité des Femmes compte sur toi
pour terminer les préparatifs du gala. De plus, tu as aussi tes derniers essayages
avec Zhang Zhifeng qui vient exprès à Hong Kong, rien que pour toi. J’irai
chercher ta commande chez Hermès, ne t’inquiète pas. Tu es assez débordée comme
ça.
A vrai dire, j’avais complètement oublié ce foutu gala … qui tombe
plutôt bien finalement. Julia a de quoi s’occuper et arrêtera de me fliquer à
tout bout de champ. Et le coup de la belle-mère : parfait pour couper court
à ses arguments.
Ces treize heures de vol m’ont paru interminables. Je n’ai pas réussi à
fermer l’œil bien longtemps. Treize heures à gamberger et à calmer mes nerfs avec
du Champagne. J’ai mal au crâne et j’ai dû ruiner Air France, vu la quantité
que j’ai avalée. Quelle mouche m’a piqué ? Il faut vraiment que j’arrête
de faire des choses sur un coup de tête. Ça ne m’a toujours apporté que des ennuis,
surtout avec Gwen. Je devrais le savoir depuis le temps. Maintenant, il faut
encore que je me tape toute la route jusqu’à ce trou perdu de Normandie. Trois
bonnes heures avec la boule au ventre, à réfléchir à ce que je vais faire, à ce
que je vais lui dire. Hello Gwen …
Ça y est, j’y suis enfin. Il y a beaucoup de monde dans le petit cimetière.
Livia est là aussi, toujours fidèle au poste, à ce que je vois. C’est très bien,
elle a tenu sa promesse. Et Gwen …
Je la vois qui pleure. Derrière ses lunettes noires, ses larmes coulent
le long de sa joue rosie par le vent. Même drapée de noir et enveloppée dans son
chagrin, elle est toujours aussi belle. Elle me semble si fragile à cet instant,
que j’ai juste envie de tendre la main et la toucher. Fendre la foule et la serrer
dans mes bras, pendant des heures ou juste le temps d’un soupir. C’est insupportable.
Il ne faut pas qu’elle me voie. Ou peut-être que si. Non, c’est mieux comme ça.
Elle ne voudra pas me voir ni me parler. Ça fait si longtemps …
Je ne peux décemment pas arriver avec mes gros sabots et lui dire :
- Hello Gwen, ça fait un bail ! J’ai reçu un coup
de fil anonyme et je me pointe à la cérémonie funéraire de ton mari pour te
présenter mes plus sincères condoléances. Je me suis dit qu’après toutes ces
années, tu serais heureuse de me voir. J'ai voulu appeler un millier de fois
pour te dire que je suis désolé pour tout ce que j'ai fait, que je ne t’en veux
pas et combien tu comptes pour moi, mais je n’ai pas pu. Accessoirement, je
suis marié, mais je pense à toi tout le temps. Fallait que je te le dise.
Combien de fois j’ai répété ça dans ma tête, ces dernières heures. Grotesque !
Elle m’arracherait les yeux avant même que je ne prononce son nom. J’aurais dû lui
envoyer des fleurs et une carte. Ou juste des fleurs. Point final. Au lieu de
ça, j’ai traversé la moitié du globe pour faire demi-tour et rentrer chez moi comme
un con. Maintenant que je l’ai vue, c’est encore pire. Nils, tu es vraiment le
roi des imbéciles, y a plus de doute possible.
Elle regarde vers moi … Elle m’a vu ! Je crois bien qu’elle m’a
reconnu. Je recule dans l’ombre, me serrant contre la paroi d’un immense caveau.
Il faut que je me calme.
Hello Gwen, est-ce que c’est moi que tu cherches ?
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Un dernier mot, Jean-Pierre ?